Chroniques

par laurent bergnach

Philip Gareau
La musique de Morton Feldman ou le temps en liberté

L'Harmattan (2006) 202 pages
ISBN 2-296-00048-7
La musique de Morton Feldman ou le temps en liberté, par Philip Gareau

La musique de Morton Feldman (1926-1987) demeure l'une des plus originales de la seconde moitié du XXe siècle : pétrie de sons lents, proches de l'inaudible, elle semble baigner dans une immobilité et un silence perpétuels. Des œuvres notées graphiquement (années cinquante) à celles dont la durée dépend des interprètes (années soixante) jusqu'aux partitions de plusieurs heures des dernières années, la dimension temporelle occupe une place particulière dans l'art du compositeur américain. Sa passion pour les peintres expressionnistes abstraits, la technique d'écriture de Samuel Beckett ou les tapis du Moyen-Orient permettent de cerner le créateur, mais personne n'avait encore vraiment creusé la musique elle-même pour comprendre ce phénomène de perception temporelle extraordinaire qui s'en dégage. Quel sens Feldman a-t-il donné au temps musical ? C’est la question à laquelle Philipp Gareau souhaite répondre.

Pour commencer, l'auteur rassemble les propos que le musicien a tenu sur le temps – on en trouve une première trace en 1964, dans l'article Vertical Thoughts, puis dans un autre de 1969 où il déclare : « Je préfère penser à mes œuvres comme entre catégories. Entre temps et espace. Entre peinture et musique. Entre la construction de la musique et sa surface ». Du coup, l'homme rejette les suiveurs de système soumis au chronomètre, Boulez et Stockhausen en tête et, comparant le temps à une bête sauvage plus intéressante dans la jungle que dans un zoo, conclut : « Je m'intéresse à la manière dont le temps existe avant que nous posions nos pattes sur lui – nos intelligences, nos imaginations, en lui ».

Par la suite, un deuxième chapitre établit des parallèles entre les propos recueillis et quelques œuvres représentatives des transformations stylistiques apportées au fil des ans, de Projection 1 (1950) à Piano and string Quartet (1985). Cette analyse permet de mettre en évidence l'importance du hasard, puis du silence – dont le contrôle a nécessité un retour à la notation. De fait, en évoquant une surface sans relief où tout semble identique (tempi uniques, absence d'attaques brutales, etc.), en éliminant la possibilité de liens mélodiques, en disposant les sons de manière à gommer le processus de mémorisation de l'auditeur, Feldman s'assure que ce dernier percevra un temps non structuré, en suspens. Dès lors, aucun moment ne semble plus important qu'un autre.

Enfin, puisque les réflexions du créateur laissent deviner un questionnement philosophique, Gareau revient vers les deux grandes conceptions qui, depuis l'Antiquité, appréhendent le problème : soit idéaliste – le temps existe pour lui-même et précède tout ce qui existe –, soit rationnelle – le temps apparaît seulement à travers la pensée et la conscience. Où se situe Feldman là-dedans ? Un regard vers notre contemporain André Comte-Sponville apportera une réponse.

Il est certains ouvrages que l'on hésite à ouvrir, de peur d'être égaré – un auteur doté d'une maîtrise en musicologie, un titre qui fait craindre trop d'abstraction, un compositeur que l'on connaît peu, etc. Au contraire, Philip Gareau se montre un guide attentif à ne pas lâcher le lecteur, explicatif jusqu'à la redondance parfois, et surtout passionnant, puisque le rapport au temps, par delà l'œuvre de Feldman, a intéressé plus d'un musicien. On sort de cette lecture avec l'envie d'approfondir la musique du natif de Manhattan.

LB